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Quels sont les problèmes qu’une ville comme Venise pose pour la conservation de ses constructions si précieuses, mais aussi pour leur transformation et leur adaptation nécessaires aux nécessités de la vie actuelle?
Apparemment les constructions de la lagune semblent bien protégées, grâce à l’existence d’instruments urbanistes spécifiques et d’une ‘Loi spéciale’, en vigueur depuis 1973, qui contient une abondante série de normes qui interdisent, entre autres, de vider les édifices, de démolir les structures intérieures des murs porteurs, qui empêchent de déplacer les escaliers ou de changer la hauteur des planchers et des toits.
La situation n’est toutefois pas des meilleures. Encore aujourd’hui, trop souvent sont entreprises des opérations erronées de consolidation statique, des interventions surdimensionnées de modification des structures ou de remplacement total –presque toujours inutile- des finitions des constructions, qui comportent de radicales modifications de la structure des constructions, entraînant une perte progressive et irréparable des caractéristiques des architectures de la ville.
Cela se produit parce que les restaurations sont souvent conçues et réalisées sans aucune prise de conscience des spécificités des constructions de la lagune.Le site sur lequel se dresse la ville est en effet un ensemble de lais, de marais, de terres qui émergent à peine parcourues par des canaux tortueux, une zone où faisaient défaut la pierre de faille, le bois à longue fibre adapté à la construction, et même l’eau douce, indispensable non seulement à la vie de l’homme mais aussi à l’activité de construction; ce site a eu une incidence particulière sur les méthodes utilisées pour construire, obligeant les maçons à mettre au point des techniques spécifiques, à travailler avec précaution et en utilisant des méthodes particulières, que souvent on ne peut trouver dans les autres ensembles de constructions qui s’élèvent dans le reste de la péninsule italienne à l’époque médiévale moderne .
Venise a été définie une ville artificielle par excellence, un organisme urbain où non seulement les édifices ou les parties qui les composent mais aussi le sol lui-même, en grande partie formé de rechargements et de surélévations de terrain, ont été appelés à exercer des fonctions et des tâches inhabituelles. Par exemple toute la ville a été obligée de s’adapter pour remédier à la pénurie de ressources en eau, en se dotant d’un système de collecte, de conservation et d’approvisionnement en eaux qui n’a pas son pareil, pour ce qui est de la complexité, dans le reste du bassin de la Méditerranée.
Les bords des toits, qui en règle générale, doivent défendre de la pluie l’édifice et ses habitants, à Venise fonctionnent aussi comme de grandes surfaces de collecte de l’eau potable. Par les gouttières en pierre l’eau était acheminée au pied de la construction et dans les puits par des tuyaux spéciaux insérés dans les épaisseurs des murs . Les eaux collectées à partir des toits (et aussi à partir des champs, des cours, des espaces à découvert) étaient conservées dans des citernes souterraines ; des ouvrages complètement différents de ceux réalisés partout dans le bassin de la Méditerranée, depuis l’antiquité grecque et romaine. La condition du site empêchait la réalisation de réservoirs de maçonnerie: tout ouvrage de ce genre, étant donné l’inconsistance des sols, se serait fracturé, et aurait porté à la dispersion de l’eau douce conservée en son sein. Par conséquent les citernes de la lagune sont pleines et dotées de parois imperméables non rigides : il s’agit de réservoirs à filtration contenus dans le sous-sol, réalisés selon une méthode technique qui restera la même jusqu’à la fin du XIX° siècle, quand la réalisation de l’aqueduc de la ville va rendre le système désuet et inutile.
Une bonne partie du sous-sol de la ville est occupée par ces citernes . Pour leur fabrication il fallait transporter de grandes quantités de terre: les parois et le fond de la tranchée étaient donc recouverts d’une couche épaisse d’un nombre consistant de décimètres d’argile de très bonne qualité, qui constituait l’enveloppe imperméable de la citerne, nécessaire pour intercepter et séparer les eaux collectées des eaux saumâtres de la nappe superficielle, qu’on ne peut trouver qu’à quelques décimètres sous le sol de piétinement. Après avoir réalisé le tuyau central en brique , toute la retenue était ensuite remplie de sable, scellée avec un manteau d’argile pour la protéger de la pénétration directe des eaux météoriques et de celles des marées hautes (ce qu’on appelle les eaux hautes), dotée enfin de la Vera da pozzo, dans la bouche de laquelle l’eau était puisée.
Le principal problème auquel les constructeurs vénitiens ont dû faire face a été celui de la mauvaise qualité des terrains: couches de limon, de sable, d’argile, dotées d’une très faible résistance mécanique, incapables de supporter des charges importantes.
C’est pour cette raison que toutes les constructions civiles, mais aussi les bâtiments publics et religieux, tous réalisés dans la recherche constante de la plus grande légèreté au niveau de la construction, font voir toujours des membrures fines. Bien des fois, en forme de tonneau, de pavillon ou de croisée, de nombreuses coupoles ne semblent pas réalisées en briques, mais en bois crépi, avec un mince châssis capable d’éviter les charges encore plus lourdes et les poussées encore plus dangereuses que ces membrures, si elles avaient été faites en maçonnerie, auraient produites .
Pour pouvoir construire, il fallait d’abord consolider les sols marécageux: le système des fondations le plus connu à Venise, même si en termes de pourcentage il est réduit (sans doute pas plus de 10 à 15% de toutes les fondations de la ville) est celui à pilotis , appliqué, en général, uniquement pour le soutènement des murs qui donnent sur les rivages ou au niveau des colonnes et des piliers .
Les fondations des murs restants étaient réalisées ou sur une couche de planches, ou elles étaient directement appuyées sur le terrain de la lagune. Les différents systèmes de fondation coexistent habituellement dans une même construction: la conformation des roches des fonds marins était calibrée par rapport aux charges transmises par les différentes ossatures du mur qui ressortait, pour obtenir un affaissement homogène .
Malgré ces attentions, les techniques disponibles ne permettaient pas d’éliminer les affaissements des membrures des murs, vraiment considérables. Des tassements de l’ordre de 20 à 30 centimètres entre les constructions en maçonnerie appartenant à un même ouvrage (qui dans tout autre bâtiment produiraient de dramatiques dégradations) sont habituels dans les villes et rentrent dans les limites physiologiques d’une construction de la lagune.
Les générations de maçons qui se sont succédé dans la construction de la ville ont donc été obligées de faire très attention pour permettre aux constructions de se déformer sans que cela porte à la perte de l’équilibre général.
Le principal expédient appliqué dans ce but, omniprésent dans les constructions de la lagune, a été de ne pas lier les murs entre eux. Si on exclut les ossatures du périmètre, bien liées aux angles, tout étau entre des cloisons internes et entre celles-ci et les murs du périmètre est tout à fait inexistant: les ouvrages de maçonnerie peuvent ainsi bouger librement, sans avoir la formation de tensions dangereuses et donc de fractures.
Le manque d’étaux cependant portait à un autre problème, celui de l’instabilité des murs qui ressortent, à Venise invariablement très minces. Pour le résoudre, on a utilisé un autre expédient au niveau de la construction et lui aussi toujours présent: l’application de tirants métalliques qui relient les planchers aux ouvrages de maçonnerie .
Les nombreux clouages qui relient les planchers aux poutres des plafonds et les multiples tirants métalliques qui unissent ces derniers aux cloisons en maçonnerie ont été capables de faire jouer aux membrures horizontales –d’habitude passives par rapport à la construction- un rôle essentiel pour l’équilibre des constructions .
Une attention vraiment extraordinaire a été accordée par les méthodes traditionnelles de construction à établir des ligaments capables de réaliser, de compléter et de renforcer le lien entre les parties, réalisés surtout avec des éléments métalliques. Le fer, rare et coûteux jusqu’à la révolution productive qui est intervenue pendant la seconde moitié du XVIII° siècle, entre avec parcimonie dans les constructions italiennes et européennes du Moyen âge ; mais à Venise, les grandes richesses accumulées grâce au commerce ont permis aux générations de maçons qui se sont succédé dans l’édification de la ville d’utiliser sans compter ce métal et de résoudre ainsi des problèmes de construction difficiles à résoudre autrement .
Sur les planchers en bois étaient construites les terrasses, ou planchers en terre battue à la vénitienne . Il s’agit de planchers de construction monolithique et d’une épaisseur consistante, qui sont apparues si facilement adaptées aux nécessités de construction des édifices de la lagune qu’ils incarnent la finition qui, sans doute plus qu’une autre, a marqué au cours des siècles le visage de la maison à Venise et en Vénétie. En effet, il est difficile d’imaginer un type de plancher qui mieux que celui-ci aurait été capable de correspondre aux nécessités des constructions locales. Les terrasses se sont imposées dans la lagune et se sont répandues en Vénétie grâce à une caractéristique spécifique: la capacité notable de supporter des déformations de niveau prononcé, sans subir de disjonctions ou des fractures évidentes.
La dérivation des planchers vénitiens en terrasses de ceux de l’antiquité classique est indubitable. L’affinité entre la technique d’exécution des planchers en terre battue vénitiens et des planchers romains décrite dans le De architectura de Vitruve, le seul texte d’architecture de l’antiquité qui nous soit parvenu, est évidente: les méthodes sont les mêmes ainsi que les matériaux utilisés pour la construction des couches, le travail intense visant à raffermir la matière est le même, comme les précautions conseillées pour clouer les planches, dans les planchers destinés à supporter les couches du pavage .
Leur constitution matérielle (petits fragments de briques et de pierre malaxés avec du sable et de la chaux fine ) et les phases exténuantes du battage nécessaires à leur formation, insufflent aux terrasses des qualités de plasticité et d’insensibilité aux variations thermiques qu’aucun autre pavage ne possède .
Propriétés décisives pour une construction qui s’élève sur des sols mouvants, destinée immanquablement à subir de fortes altérations dans la planéité des planchers, accompagnées en plus de flexions prononcées des poutres en bois ; qualité qui a permis de recouvrir chaque surface- même vaste- de sel, de chambres et de pièces, avec des crustae brillantes, homogènes et ininterrompues.
L’impuissance face aux tassements généralisés des constructions, l’incapacité d’obtenir pour le moins un affaissement uniforme au niveau des différentes membrures ont donc obligé d’adopter un type de modèle structurel possible, en mesure d’absorber sans de gros dégâts les affaissements différenciés inévitables et accentués.
Ne pouvant pas éliminer les déplacements relatifs aux parties de la construction, il a donc fallu vivre avec eux: à Venise s’est imposée une conception de la construction tout à fait singulière, qui s’est placée en contradiction flagrante avec une des règles inhérentes à toutes les autres cultures de la construction existant jusqu’alors: celle de la firmitas, de la solidité, qui avec la commodité et la beauté de la triade rappelée par Vitruve constituent le principe fondamental de la construction.Les ouvrages qui appartiennent à une construction de ce genre souffrent souvent de problèmes liés à des affaissements des fondations: les pilotis sous-jacents et les plates-formes sur pilotis en bois se conservent indéfiniment, ensevelis sous des couches de boue qui empêchent l’activité des microorganismes qui agressent le bois, et l’ensemble des constructions, comme on l’a vu, est conçu pour absorber sans trop de graves conséquences des affaissements même consistants.
Les défaillances structurelles et la perte d’équilibre des constructions sont plutôt dues au pourrissement des planches en bois des planchers et au dépérissement des éléments métalliques qui les unissent aux ouvrages en maçonnerie.
La dégradation des poutres en bois et l’oxydation des tirants en fer, dues aux infiltrations des eaux de pluie, causent la perte progressive des liens entre les structures verticales et les structures horizontales, produisant des déformations et des flexions dangereuses pour des ouvrages en maçonnerie dont l’épaisseur est en général mince.
Un grave problème qui est généralisé dans toutes les constructions de la ville est constitué par la dégradation qui frappe les pieds des ouvrages en maçonnerie . Dans la partie inférieure des cloisons en maçonnerie le mortier, les briques et les pierres peu à peu sont agressés par la cristallisation saline .
L’eau saumâtre, qui du fait du phénomène de la remontée étendue remonte dans les ouvrages en maçonnerie, en s’évaporant dépose de grosses quantités de sels (en particulier le chlorure de sodium, ou sel marin) qui, en se cristallisant pulvérisent et brisent progressivement les matériaux de construction: les plâtres alors tombent, le mortier et les ouvrages en maçonnerie se désagrègent, les pièces du rez-de-chaussée ne peuvent plus être habitées et n’ont plus les conditions d’hygiène nécessaires.
Les remèdes pour résoudre ces inconvénients sont très contraignants et très coûteux: avec la technique du “couds et découds”, les briques imprégnées d’humidité et de sels sont remplacées par d’autres neuves, et à la base des ouvrages en maçonnerie reconstruites sont interposées des lames imperméables de plomb ou d’autre matériau qui empêchent la remontée de l’eau saumâtre dans les parties rénovées .
De plus, dans des circonstances météorologiques particulières, et de plus en plus fréquemment, se produit en ville le phénomène des ‘eaux hautes’: les eaux de marée envahissent les calli, les campi et les rez-de-chaussée de nombreuses habitations, des édifices publics et religieux.
Encore récemment, les inconvénients et les problèmes provoqués par les ‘eaux hautes’ ont été résolus d’une seule façon : en surélevant le sol du plan de piétinement des rez-de-chaussée avec des apports de matériau et en formant de nouveaux pavages à des hauteurs de plus en plus grandes.A partir de la seconde moitié du XX° siècle, grâce aussi aux nouvelles techniques disponibles, sont apparus des systèmes de défense des constructions, fondés sur la formation de bassins sous le pavage en béton armé, pour intercepter les filtrations de l’eau des terrains associées à l’application de vannes métalliques mobiles sur les portes d’entrée des édifices .
Ces bassins, qui peuvent être réalisés avec des revers verticaux à l’intérieur des ouvrages en maçonnerie, contigus et avec des joints élastiques de lien entre les ouvrages de maçonnerie et les butées, demandent pour leur formation des opérations très complexes en tout cas impossibles à réaliser sans interrompre le fonctionnement du bâtiment pendant toute la durée de l’intervention. La poussée au flottement de ces bassins sous les pavages peut être compensée soit par le poids même de la dalle, réalisée avec une épaisseur consistante soit par des piquets en béton armé qui les ancrent dans le sol. Le choix de former un bassin résistant grâce à son poids ou retenu par des piquets, est influencé par la distance des canaux de l’ouvrage à réaliser. Le déplacement du matériel de l’embarcation à l’endroit où l’ouvrage doit être réalisé, qui à Venise ne peut se faire que manuellement, constitue en effet un facteur décisif. Quand le chantier n’est pas contigu au canal il est souvent plus avantageux de recourir à des pieux armés d’ancrage : la plus grande complexité technologique demandée dans ce cas permet de réduire la quantité de béton utilisée dans la formation de la dalle, permettant de réduire les coûts.
Par ailleurs, le coût des interventions de restauration constitue un problème non indifférent pour la ville de Venise, étant donné les graves difficultés rencontrées pour l’approvisionnement en matériaux de construction. Tout matériau, outillage ou instrument provenant de la terre ferme est chargé sur des embarcations de dimensions modestes (pour permettre le passage sur les canaux qui parcourent la ville), déchargé très difficilement sur les rivages publics et transporté uniquement manuellement sur le chantier en parcourant des calli parfois étroites : les frais de transport ont donc une énorme incidence sur le coût total des travaux, entravant l’opération de conservation des constructions d’une ville et d’un groupe de centres urbains de la lagune d’une importance et d’une qualité rares.
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