La gestion d’un trafic continu avec l’autre rivage de la Méditerranée a impliqué dès le XIII° siècle la présence de marchands vénitiens qui habitaient plus ou moins en permanence dans les comptoirs commerciaux levantins. La côte palestino-syrienne, en particulier, dont les centres jouaient le rôle fondamental de débouché méditerranéen pour nombre de produits provenant de l’Inde et de la Perse, a été à partir du XIII° siècle une zone particulièrement exposée à la colonisation
marchande de Venise. A Acre les marchands de la République de Saint-Marc occupaient tout un quartier de la ville et ils étaient actifs même à Beyrouth et à Chypre. Avec l’arrivée des
mamelouks et, à partir du XVI° siècle, des
Ottomans, c’est Alep qui a exercé un rôle monopolistique dans la revente des marchandises qui arrivaient avec les caravanes de Bassora et de Bagdad . Par conséquent, les marchands européens qui désiraient réaliser un chiffre d’affaires en Syrie ont dû aller s’installer dans le grand comptoir commercial, dont le célèbre marché couvert, situé sur les flancs de la citadelle , a connu une extension telle qu’elle est restée sans pareil dans tout le Levant.
Les communautés vénitiennes, connues sous le nom de Venediklü taifesi dans les documents ottomans, étaient constituées de personnes qui exerçaient des tâches différentes au sein d’un même système commercial. Il y avait en particulier des marchands qui allaient et venaient de la
Sérénissime Dominante( à savoir Venise) , et s’arrêtaient dans le Levant le temps nécessaire pour conclure un cycle d’affaires. Ces derniers étaient accueillis, à Alep comme à Istanbul ou à
Alexandrie, par un consul qui changeait tous les quatre ou cinq ans et par une colonie de marchands résidents, souvent appelés “fattori”[agents de commerce]. Il s’agissait d’hommes jeunes d’habitude latins, mais pas uniquement, pour qui ce n’était pas la provenance géographique qui était fondamentale mais l’insertion dans les limites de la protection vénitienne et leur action dans le contexte du conflit qui passait par le
marché de Rialto. Comme le déplorait au milieu du XVI° siècle un ambassadeur vénitien à Istanbul (appelé bailo), ces “fattori” étaient parfois la cause de malentendus et de désordres avec l’administration locale, du moment que, en contact étroit avec le reste de la société urbaine, ils étaient plus exposés que les marchands de passage à commettre des infractions.
Une lettre envoyée par le sultan ottoman Selim II au gouverneur d’Alep à la veille de la guerre de Chypre (1570) nous permet de comprendre l’immensité de la colonie vénitienne qui habitait dans cette ville syrienne: préoccupé par le fait que le conflit pût transformer les réseaux marchands en réseaux d’espionnage, le sultan a demandé au gouverneur de tenir ses sujets et ses protégés vénitiens dans un régime de liberté surveillée, en plaçant sous séquestre leurs nombreuses propriétés meubles et immeubles. Un inventaire détaillé de ces dernières devait être expédié à Istanbul. Cette demande impériale montre que les propriétés en question ne se limitaient pas au khan, au bain turc adjacent et à l’église des Quaranta Martiri, mais qu’elles concernaient un patrimoine plus vaste, qui a été récupéré trois ans après, à la fin des hostilités. Le khan, qui était un édifice construit au Moyen âge et distinct du consulat, se trouvait à l’intérieur du marché et accueillait les marchands de passage et leurs marchandises. Il s’agissait d’un espace circulaire concentré autour d’une cour et l’immense portail qui le reliait au marché était fermé chaque nuit.L’interruption la plus importante dans la longue vie de la colonie marchande vénitienne à Alep a été celle subie à l’occasion de la
guerre de Candie (1645-1669), quand la représentation consulaire a été abolie et que cette même église des Quaranta Martiri, où tant de nobles ont été enterrés, a été confisquée et cédée à la puissante communauté arménienne locale. Les archives du consulat, qui contenaient sans doute des documents remontant au siècle précédent, ont été scellés par le dernier consul et remis à un marchand qui les a perdues, en même temps qu’il a perdu la vie, dans des circonstances peu claires dans le désert devant la ville. Le consulat a été rouvert dans les années 1840, quand le commerce et la classe marchande d’Alep avaient changé irréversiblement de structure, puisque dominés par l’action économique de la Chambre de Commerce de Marseille. L’édifice du consulat appartient aujourd’hui encore aux descendants de la famille du dernier consul vénitien qui, comme beaucoup d’autres, a décidé de rester en Syrie somme sujet
austro-hongrois, même après la chute de la République. A l’intérieur, il y a encore l’étendard du lion de Saint-Marc, des tapis, du mobilier et des tableaux qui représentent une société autant mélangée que disparue : la femme du consul, habillée à l’européenne, en train de boire un café, assistée par une demoiselle de compagnie habillée à la turque et qui brode des fleurs dorées sur des tissus en soie.
Vera Costantini